J’aime la technologie depuis toujours. De la passion des jeux vidéos aux plaisirs de l’électronique, puis de l’informatique, de brefs passages dans la mécanique, j’ai été un touche à tout, et le suis encore à certains égards. Alors imaginez-moi, rédigeant un dossier sur la médiation numérique, explicitant que cette technologie que j’adore est une source de division, un catalyseur de dissentions. J’ai appris les concepts liés à la fracture numérique, je les ai diffusés, je les ai usités. Et puis je les ai rejetés. Je crois fermement que ce type de déclaration n’est que de la poudre aux yeux.
Je tente encore et toujours d’inscrire mes démarches dans une optique systémique. Cela signifie que pour tout phénomène que j’observe, je cherche à le replacer dans un contexte mais également dans un ordre de grandeur systémique. Je ne veux pas simplement savoir où et quand, je veux savoir qui, combien, et à quelle fréquence. Et si dans ces données je peux retrouver des schémas familiers, je sais alors qu’on ne me parle pas du tout, mais du peu. Je sais qu’on me désigne la tête sans me montrer l’épingle. Une question évidente se pose alors : Pourquoi ? Est-ce volontaire ? Est-ce une erreur ? Je ne sais, et ne souhaite pas le savoir. Ce qui m’importe est : serez-vous capable de le voir, et que comptez vous alors en faire ?
Une posture de paresse ou de malhonnêteté fait simplement ignorer ces états de fait. La paresse est criminelle presque plus que la malhonnêteté, en ceci qu’elle est plus fréquente et donc plus massive. Combien de fois a-t-on simplement rejeté des problématiques majeures parce que « on avait mieux à faire ailleurs » ? Mais je m’égare.
Le numérique est un non sujet. Ou plutôt il est un sujet, mais certainement pas celui que vous croyez. Il est encore et toujours un sujet d’initiés, un sujet de passionnés, un sujet pour ceux qui savent et se plaisent à savoir. Tout ce qui a trait au numérique et aux foules est nul et non avenu. Alors certes, monsieur et madame tout-le-monde ont un smartphone, un ordinateur, des objects connectés. Mais si on regarde bien la marche du monde, est-ce vraiment de leur fait ? Dans un société qui toujours plus pousse l’inidividu au consumérisme, par des biais plus retors que jamais. Tant et si bien que des terres rares qu’on sait être au centre de conflits géo politiques dévastateurs sont utilisés chaque années pour produire de nouveaux modèles d’engins dont l’utilité sociale reste encore à démontrer. Alors c’est vrai monsieur et madame tout-le-monde ont un compte facebook qu’ils utilisent pour toutes sortes de choses. Leurs parents, eux, s’étaient mis aux mails et ont peut être même franchi le cap des réseaux. Leurs enfants sont déjà passés à autre chose, ils sont sur instagram, sur tik tok. Mais au fond, l’ont-il tout à fait choisi, quand tout leur entourage y migrait par vagues immenses ? Quand tous les sites qu’ils utilisaient régulièrement leur ont soudain proposé de s’identifier via ces plateformes ? Quand on leur a envoyé des liens vers ces plateformes de façon répétée ? Soyons sérieux, quand on touche aux questions de fonctionnement, d’utilisation et de développement, il n’y a que les sachants qui puissent s’en sortir. La compréhension technique de tout ceci dépasse la très grande majorité.
Il n’y a pas eu de transition consciente. Nous avons pris ces lieux numériques d’assaut, les avons adoptés massivement. Parce que c’était normal. Parce que c’était moderne. Parce que c’était nouveau. Parce que c’était gratuit. Même les plus réfractaires ont fini par créer un profil. « On ne sait pas, ça peut servir. C’est plus pratique, et puis de toute façon je n’y vais jamais ». Notez bien que je ne juge personne. C’est la marche normale des choses. Notre sacrifice sur l’autel du progrès. Aucun d’entre nous n’a eu dans son parcours d’humain une initiation formelle à des notions d’esprit critique, à des cours d’auto défense intellectuelle. Tous, nous sommes passsés par cette machine lente et implacable qui avale des humains et les transforme en entités sur des serveurs.
Je ne vois pas comment, après ce constat simple mais radical, on peut imaginer une conscientisation des masses. Je vois encore moins, quand on constate la marche forcée à laquelle tout ceci évolue, comment on peut imaginer une seconde qu’il est possible d’apprendre à avoir une attitude responsable. Je crois que la seule chose raisonnable et même responsable est de dire stop. C’est une question d’ordre de grandeur. On ne freine pas une voiture avec un parachute quand on s’arrête à un feu de circulation. On n’éduque pas une population pour répondre à une urgence. On l’éduque, malgré tout, parce que c’est dans l’intérêt de la société, parce que l’éducation est un fondement de la démocratie. L’éducation est un pilier de l’émancipation collective. Mais ce n’est pas une tirette d’alarme dans un train. Et même si c’en était une, je crois bien que le train est déjà sur le point de dérailler, freiner un peu n’aidera pas la situation.
Alors que fait-on, au juste ? C’est la question qui plusieurs millions d’euros.
La décision politique ultime serait de simplement mettre un stop aux entités qui sont responsables du constat que je viens de dessiner. Les constructeurs d’engins, les concepteurs de plateformes, les régies publicitaires qui financent et profitent. Mais également les récents acquéreurs de données, avec toute leur « data science » et leur « big data ». Ceux là sont les acteurs qui, dans le grand système, sont à un ordre de grandeur qui a de l’impact, celui qui compte. Comment peut-on viser plus bas, quand on sait qu’ils existent.
Je fais un petit apparté pour dire que ce raisonnement s’applique à d’autres thématiques, de la même façon exactement : la monnaie avec la finance, les traders, les hedge funds, les bourses, les paradis fiscaux ; l’environnement avec les industrie du pétrole, du textile, de l’agro alimentaire ; le social avec la privatisation des écoles, des hopitaux, des services municipaux, des transports. A chaque fois nous regardons les comportements des gens à une échelle individuelles ou communautaire, quand les grands acteurs de ces scènes sont à un autre niveau d’organisation, et ont un impact bien plus grand.
Heureusement, tout le monde n’est pas d’accord avec ces états de fait. Si je reviens sur la question du numérique, bien des individus sachants ou non se sont saisi du problème et ont développé des alternatives. Ils ont monté des communautés, construits d’autres plateformes et établis des règles et des outils. Tout cela dans le but de sortir des logiques meurtrières. C’est vrai pour le numérique, c’est vrai pour le reste. Mais tous les individus ne peuvent que se saisir d’outils à leur portée, à leur niveau d’organisation. Penser et construire un outil qui dépasse ces limites demande des moyens astronomiques, à l’heure où des entités titanesques sont aux commandes. Des exceptions existent, mais c’est ce qu’elles demeurent. Des exceptions. Et leur portée s’en trouvera toujours limitée.
Alors le numérique continuera de diviser, on ne peut pas combler la fracture numérique quand on ne peut que mettre des pansements sur une plaie béante. Il ne faudrait pas seulement des moyens dans ce domaine, il faudrait cesser ce qui la provoque. Comme toujours on traite les symptomes mais pas la maladie. Et le numérique continuera de rassembler, les passionnés, les interpellés, les concernés. Les autres rassemblements, ceux des plateformes, ne sont que des manifestations sociales translatés du réel au virtuel. Mais plutôt que de se poser la question en plein vol, ou même quand l’avion est sur le point de s’écraser, peut être devrions nous prendre un temps de pause, lever les yeux jusqu’à un autre niveau d’organisation, et constater qui est responsable. Pour ma part, je ne croirai aucune déclaration qui ne prendra pas en compte cet état de fait avant toute chose. Je ne voterais plus pour quelqu’un qui ne fait pas de propositions sérieuses dans le sens des populations et contre ceux qui ont provoqué ce massacre quasi littéral.
Photo par Rodion Kutsaev sur Unsplash